Le mercredi 6 février 2008


L’Histoire vivante
Pierre Foglia, La Presse

Il a fait un temps lourd toute la journée de ce mardi pas comme les autres. L’orage menaçant, je n’ai pas osé m’éloigner trop. J’ai fait du vélo de proximité comme en font les flics à vélo, sans quitter les limites de la ville.

J’ai tout de suite repéré le quartier noir. Pas difficile. Il y a une track ? C’est là. Même dans cette ville noire, il y a un quartier noir. Non ils ne sont pas plus noirs, je dirais même qu’ils sont un peu gris. Des enfants jouent en plein milieu de la rue, les ronces poussent sur le trottoir, les maisons sont très défraîchies, il n’y a pas de panneau de basket dans les cours encombrées de sofas éventrés. Et si on s’arrête pour parler aux gens, ils s’efforcent, avant même qu’on ait ouvert la bouche, de prendre un air ahuri, et d’appeler tout de suite leur femme ou la voisine à la rescousse.

Qu’est-ce qui dit ?
Il demande si t’as fait la marche en 1965 avec Luther King.
Quelle marche ?
La marche entre Selma et Montgomery pour que les Noirs aient le droit de vote.

Ah ! Cette marche-là. Mon père l’a faite. Je me souviens des states troopers qui campaient sur le bord de la rivière. On refait cette marche tous les ans monsieur, pour le souvenir, le 1er mars, on va jusqu’au pont. Après on va manger du chicken gumbo au Major Grumbles.

Êtes-vous aller voter ?
Oui monsieur.
Pour Obama ?
Oui monsieur, j’ai voté pour ce negro qui dit qu’il n’y a pas de différence entre des noirs et les Blancs. Il est mieux d’apprendre les couleurs si jamais il devient président.

Mon bonhomme avait soudain l’air beaucoup moins ahuri.

Selma est une ville de 20 000 habitants, presque tous Noirs (plus de 80 %) en plein milieu de l’Alabama. Assez jolie ville au demeurant, avec sa grand-rue animée, ses vieilles bâtisses de briques rouges, et sur le port, aujourd’hui désaffecté, le St-James, hôtel superbement restauré qui date d’avant la guerre de Sécession. J’ai dit un port, on y chargeait jadis le coton sur des péniches qui descendaient l’Alabama River jusqu’au golfe du Mexique, 350 kilomètres plus bas.

Qui dit coton dit esclaves noirs pour travailler dans les champs. Il y avait à Selma un marché d’esclaves, et il y en avait un autre à Montgomery, la capitale, pas très loin : 500 $ la femelle, le double pour un mâle bien portant. Il y a de cela à peine 150 ans (le président des États-Unis en 1848, John Tyler, avait des esclaves).

Du quartier noir, je me suis rendu à la permanence des démocrates – on ne pouvait pas manquer l’immense enseigne : « Obama pour président ». Jasper que j’ai rencontré là, 87 ans, a voté lui aussi pour Obama.

J’insiste, Jasper dont le grand-père était esclave a voté hier pour Barack Obama, un Noir qui a (ou avait ?) des chances de devenir président des États-Unis.

C’est quand même une sacrée histoire, vous ne trouvez pas ? Je parle de l’Histoire de ce pays, je parle de la vitesse à laquelle les choses y changent boutte pour boutte. On avait pris Bush Junior pour la fin de l’Histoire, mais on le voit bien, il n’aura pu empêcher les choses de bouillonner souterrainement, et peut-être même en a-t-il, sans le faire exprès, accéléré le courant.

Une sacrée force, ce courant, quand on y pense. En 1965, ici, à Selma, les Noirs n’avaient pas le droit de vote. Un pour cent des Noirs étaient inscrits sur les listes électorales. Quand un Noir se présentait pour s’inscrire, il se faisait dire par le district attorney : les nègres ne sont pas autorisés à voter. Ce qui était faux. La loi sur les droits civiques, qui bannissait la ségrégation, venait d’être signée par le président LB Johnson.

En 1965, des émeutes raciales éclatent un peu partout en Amérique, à cause de cette loi justement, ou plutôt parce qu’elle n’était en application nulle part. Martin Luther King (qui vient de recevoir le Nobel) arrive à Selma début janvier pour réclamer le droit de vote pour les Noirs.

Le 7 mars 1965, dimanche sanglant à Montgomery, la police locale charge, tue un manifestant. Luther King organise alors une marche de Selma à Montgomery. Les state troopers matraquent les marcheurs dès le départ alors qu’ils se sont mis à genoux pour prier. Le président (LB Johnson) enverra la Garde nationale pour les protéger. Malgré cela, le Ku Klux Klan réussira à enlever et tuer une manifestante blanche. Le 21 mars, 25 000 personnes, Noirs et Blancs, entrent, triomphants, dans Montgomery, capitale de l’Alabama.

Cette marche de Selma à Montgomery est une des grandes dates de l’Histoire des États-Unis (1), de l’histoire toute chaude et vivante puisque les marcheurs comme les flics qui les ont tabassés, comme les amis de cette pauvre jeune femme – Viola Liuzzo – sont encore vivants.

Au palais de justice de Selma, qui servait de bureau de vote, hier vers midi, la secrétaire du district attorney n’en revenait pas. Des centaines de voteurs, des centaines de jeunes Noirs s’étaient présentés. Pour les primaires de 2004, à cette heure-ci, on avait eu 15 personnes, me précise-t-elle.

C’est la grande victoire d’Obama. Mais c’est celle aussi de Martin Luther King et la victoire de la rue Church, la rue du ghetto de Selma. La marche de Luther King continue, quelqu’un a-t-il cru qu’elle était finie ?

Je dis la grande victoire d’Obama sans savoir au moment où je l’écris s’il ne sera pas plutôt le perdant de ce super mardi. Disons-le autrement alors : quoi qu’il arrive, Obama est déjà la grande victoire de l’Amérique.

DERNIÈRE MINUTE — Pour revenir à l’Alabama, si la tendance se maintient, après la moitié des votes comptés, Obama l’emportera chez les démocrates et, surprise, Mike Huckabee chez les républicains.

(1) Quand, le mois dernier, Bill Clinton, en Caroline-du-Sud, a glissé cette peau de banane sous les pieds d’Obama, en lui disant regarde Chose c’est pas un Noir qui a signé la loi sur les droits civiques, c’est LB Johnson, il s’est bien gardé de dire que, sans cette marche de Luther King, l’année suivante, pour le droit de vote des Noirs, cette loi était à peu près sans effet.