Le samedi 9 février 2008


Un bed dans un bled
Pierre Foglia, La Presse

Mon boss voulait que j’aille couvrir les tornades. Quelles tornades? Je n’ai entendu parler de rien. Il ne m’a pas cru. Vous non plus j’imagine. Pourtant.

Je suis dans un bed, dans un bled. À Newbern, 250 habitants, pas loin de la frontière du Mississippi. Je suis dans une ferme depuis trois jours et, franchement, je resterais bien là tout le printemps. Le chemin d’entrée est bordé de figuiers, un immense magnolia fait de l’ombre à la table de piquenique où j’ai lu cet après-midi. Les champs sont à la fenêtre de mon petit appartement. Je n’ai pas ouvert la télé. Pas d’internet à la ferme. Je n’ai pas acheté les journaux. Vous dire la vérité, je suis un peu tanné de prendre l’Amérique pour un road movie, c’est pas d’hier, j’étais tanné de Kerouac bien avant de commencer à le lire. Peu le savent, l’Amérique n’est pas qu’un continent, c’est aussi, entre le maillage de ses autoroutes, un pays, au sens de la terre et des champs.

Et ce pays, pour le rencontrer, il vaut mieux, parfois, voyager immobile.

Quelles tornades? Le ciel est tout bleu, ça a l’air de la mi-mai à Saint-Armand, juste avant que les pommiers fleurissent. Je viens d’aller rouler quelques heures, c’est ce que je voulais dire par voyager immobile.

Nombre d’autos rencontrées: quatre. Et un pick-up.

Nombre d’humains?: un.

Nombre de vaches: des centaines, des noires, mais aussi des charolaises avec leurs veaux de ce blanc crémeux qui les fait ressembler à des mottes de beurre sur pattes.

Nombre d’opossums?: six, tous écrasés. Il passe une auto par mois, c’est à ce moment-là que l’opossum traverse la route, l’opossum est le seul animal en voie de disparition non pas à cause de l’homme, mais à cause que c’est un sacré con.

Je vous résume : des routes désertes, un peu monotones, qui filent entre des dizaines et des dizaines d’étangs à barbotes (catfishs). Greensboro, la petite ville au cœur du comté de Hale d’où je vous écris, se déclare fièrement «?catfish capital of Alabama.»

Nombre d’humains rencontrés: un, je l’ai dit. Un Noir. Je consultais ma carte à un croisement. Il a arrêté son pick-up. Tu veux aller où??

À Marion.

Par là, tu ne vas pas à Marion, tu vas à Newburn. Mets ton vélo dans la caisse, je vais te conduire à Marion.

J’ai refusé. Il a insisté. Je vous dis non, merci. Il est parti. Vous savez ce qu’il a pensé?? Je peux me tromper, mais je suis presque sûr?: il a pensé que j’avais peur. Peur de ses mains épaisses comme des battoirs, de sa négritude, de son truck pourri. D’ailleurs j’ai failli embarquer juste pour ça, juste pour qu’il ne pense pas ce qu’il pensait. Juste pour qu’il sache que ça me faisait plaisir qu’il soit environ 12 fois et demi plus noir que Obama. J’aime bien ce noir-là tellement noir qu’il tire sur le bleu.

Pas simple les échanges avec les Noirs dans le Sud, surtout au plus creux de l’Alabama. On dirait que les dialogues sont écrits d’avance, on se croirait dans Black Boy, le livre culte de Richard Wright. C’est ce trop de politesse qui dérange, ce trop de révérence, et même parfois d’obséquiosité qui installe une distance, je m’excuse du cliché, un fossé.

Il y a les universitaires, il y a les médias libéraux qui, quand ils parlent du vieux Sud ne peuvent s’empêcher de dire: attention touristes, attention aux clichés, fini les personnages à la Richard Wright justement. Et il y a Anne Sledge qui tient ce bed, dans ce bled, où je suis.

Faites la tournée des églises le dimanche matin, me dit Anne. Je n’ai jamais vu un Noir dans mon église de Blancs, ni dans aucune autre église de Blancs.

S’il s’en présentait un?

C’est cela qu’il faut comprendre?: il ne s’en présente pas.

Mais s’il s’en présentait un?

Il se ferait renvoyer... Allez faire un tour à la Southern Academy, l’école privée de Greensboro. Vous y verrez des Asiatiques, des Mexicains, des Arabes, aucun Noir.

Si l’un d’eux allait s’y inscrire??

On ne le prendrait pas.

Pourtant les administrations municipales des grandes villes que j’ai traversées sont noires, et même en campagne...

Noires et souvent corrompues, c’est l’autre versant de la réalité, qui fait que les choses n’avancent pas vite.

Anne Sledge et son mari, M. Bailey junior tiennent donc ce bed qui n’est pas une niaiserie à falbalas comme sont les beds aujourd’hui. Juste une «?cabine?» attenante à la maison principale. Il y a même une petite cuisine où je suis justement en train de me faire cuire des patates.

Anne et son mari tiennent aussi la quincaillerie sur la Main, à Greensboro, à 20 kilomètres d’ici. Et ils ont cette ferme, 200 acres de prairies, 45 vaches. Non, ils ne sont pas riches. Faut voir la quincaillerie, c’est pas un Rona. Faut voir la «?main?» à Greeensboro, c’est pas la rue Laurier.

Anne écrit aussi une chronique dans le Greensboro Watchman, l’hebdo de la région.

Je ne sais pas si vous vous souvenez de ce merveilleux roman d’Annie Proulx, Nœuds et dénouements, et du personnage principal, ce localier qui tenait la chronique maritime, notant l’arrivée des bateaux et leur départ, eh bien, Anne, que je viens de lire en rafale, ressemble beaucoup à ce personnage. Elle tient le registre des petites choses de Newbern avec la même respectueuse et amoureuse application. Ainsi cette semaine, elle a noté que Susan Dodson est allée à San Diego pour assister à la graduation de son fils Jeffrey. Aussi que Grace Hogue est de nouveau dans nos murs, je crois qu’elle est «?somewhat stir-crayzy», mais elle se soigne avec un nouveau médicament qui l’aide beaucoup.

J’ironise? Pas une seconde. Pouvez pas savoir comme j’ai soif de cette lecture qui me repose de tous les autres médias, y compris le mien. Toutes les chroniques d’Anne commencent par une messe dans une église différente chaque semaine. Souvent des églises noires. Et toutes se terminent par «?for this week that is all the news from Newbern.»

Aucune malice, une candeur de jeune fille, un peu comme moi finalement, et comme moi aussi elle parle régulièrement de son fiancé, M. Bailey junior, qu’elle appelle familièrement dans ses chroniques Whitelaw. Croyez-le ou non, c’est le vrai prénom de M. Bailey?: Whitelaw, loi blanche, toute l’histoire du Sud et de la guerre de Sécession dans ce seul prénom auquel M. Bailey, républicain modéré, ne ressemble pas du tout, je m’empresse de l’ajouter. Anne, elle, est démocrate, mais déteste la Clinton dont elle trouve l’ambition galopante insupportable.

Pour revenir aux tornades, non, je n’en ai pas entendu parler. La dernière fois qu’il a fait mauvais temps à Newbern c’était fin janvier, il a neigé figurez-vous. Les figuiers de l’entrée étaient tout blancs, le magnolia aussi, tout blanc. Anne – elle a 61 ans en passant – en était tout énervée, elle a écrit dans sa chronique?: je voulais tant aller marcher dans la neige que, ce jour-là, je suis allée aider Whitelaw à nourrir le bétail, et j’ai passé le reste du week-end à la fenêtre à regarder neiger, neiger, neiger.

Eh! bien, voilà mon vieux, aussi bien lui laisser le dernier mot: for this week that is all the news from Newbern.