Le lundi 11 février 2008


Ce iota de beauté
Pierre Foglia, La Presse

Vous demandez-vous, parfois, ce qu’il en sera de la laideur qui nous environne dans 100, 200 ans ? Ce qu’il en sera de cette enfilade de centres commerciaux sur des millions de kilomètres et du peuplement de leurs enseignes gigantesques ? Seront-elles plus gigantesques encore ?

Je viens d’aller déjeuner dans un Waffle House dont l’enseigne jaune, aussi considérable que le restaurant lui-même, s’élève à 100 pieds dans les airs et est visible à des milles. Je ne parle même pas du sens de tout cela, de cette entreprise débile de gavage de biens de consommation, je demande seulement : tant qu’à avoir des Wal-Mart, fallait-il qu’ils soient si laids en plus? Dans 100, 200 ans, ce sera comment ?

Dans un poème célèbre, Walt Whitman dit qu’il ne doute pas que « majesty and beauty of the world are latent in any iota of the world », mais c’était au début de l’autre siècle. Si Whitman revenait aujourd’hui, trouverait-il un iota de beauté sur ce Pepperell Parkway à Opelika, où je viens d’aller déjeuner au Waffle House ?

J’ai l’air de suggérer que dans 100, 200 ans ce sera véritablement l’épouvante. Pourtant non, je ne suggère pas cela. Même que...

Si vous vous rappelez, je suis venu en Alabama, plus précisément dans le comté de Hale, à cause d’une photo de Walker Evans encadrée dans mon bureau, et précisément à cause de ce iota de beauté que je savais trouver dans la déshérence du vieux Sud, dans les chemins déserts, dans les vieilles maisons abandonnées placardées d’un panneau de « plywood ».

J’ai écrit cela dans une chronique avant de partir et j’ai reçu un courriel d’un jeune architecte de Montréal, Alexandre Landry. Il me demandait :

« Connaissez-vous le Rural Studio dans le comté de Hale, M. Foglia ? Je ne vous raconterai pas. J’y ai passé un an. Allez-y voir. »

Le Rural Studio est une extension de la faculté d’architecture de l’Université d’Auburn. En 1993, Samuel Mockbee, prof d’architecture à ladite université, décide d’envoyer ses étudiants sur le terrain, à 250 kilomètres du campus, dans le comté de Hale, au plus pauvre (aussi au plus noir de la Black Belt) de l’Alabama. Il installe son Rural Studio à Newbern, 223 habitants, dans une grande maison victorienne.

L’idée de départ est toute simple. Ces étudiants-là ne savent rien faire de leurs mains à part dessiner des plans évidemment, mais monter une charpente ? Mais gosser, zigonner ? On va les faire travailler.

Et tant qu’à leur faire construire des trucs, pourquoi pas des trucs utiles à la communauté ? Et pendant qu’on y est, pourquoi pas des trucs pas trop laids ?

Mockbee demandera trois choses à ses étudiants : que leurs projets répondent aux besoins des gens et s’inscrivent dans leur culture. S’inscrivent aussi dans l’économie locale, donc des projets bon marché, pas cheap, surtout pas cheap. Et troisième condition : du génie, de l’invention, de l’originalité ! Des trucs sautés, pas trop pour qu’ils se fondent dans le décor, mais que soit là, chaque fois, ce iota de progrès, de changement, d’invention. De beauté.

Rural Studio, c’est Architectes sans frontières qui prend l’Alabama pour le tiers-monde ? Un peu. Un peu seulement. L’entreprise n’est pas caritative. L’idée première reste de former des architectes socialement, politiquement, culturellement responsables.

Plusieurs livres ont été écrits sur le Rural Studio, le titre de l’un d’eux en résume parfaitement l’esprit : Architecture of Decency.

Mockbee est mort en 2001, son modèle « socialement responsable » est imité à travers le monde. En 2005, l’American Institute of Architects a demandé au Rural Studio de représenter les États-Unis à la Biennale de São Paulo, Mockbee est mort mais l’aventure continue, à peu près dans le même esprit.

J’ai rendez-vous avec Mark, un copain d’Alexandre (le jeune architecte qui m’a branché sur le Rural Studio). Mark est maintenant prof au Studio, un grand jeune homme, originaire du sud de l’Alabama. Quand je suis arrivé, il était en train d’étudier ; il a un livre à la main, une brique, Émile ou de l’éducation de Jean-Jacques Rousseau. Décidément, l’éducation est au cœur de ce projet-là.

Mark me fera visiter une caserne de pompiers, un terrain de jeux avec quatre terrains de baseball, le refuge municipal pour animaux de Greensboro et, commençons par là, à Greensboro toujours, dans le quartier noir, la maison qu’Alexandre a construite pour le vieux Frank « Biscuit » Harris.

Une maison toute simple, comme en dessinent les enfants. On y accède par une volée de marches aussi larges qu’un perron d’église, prolongée à l’arrière par un patio grillagé et surélevée sur des bittes de béton à cause du terrain limoneux. Le coup de génie est paraît-il dans le système d’aération qui se fait par le sous-toit, je ne vous explique pas.

Matériaux : bois et tôle ondulée. Et un troisième, le matériau qui paraît le plus en fait : le respect. Cette maison-là n’est pas un logement social attribué par un fonctionnaire au premier nom en haut d’une liste de bénéficiaires. Cette maison-là a été construite pour donner un toit à Frank « Biscuit » Harris... qui ne l’habite plus parce qu’il a fallu, depuis, le rentrer à l’hospice, mais ça, c’est une autre histoire. Reste que dans le quartier on dit que c’est « la » maison de Frank « Biscuit » Harris.

Le refuge municipal pour animaux est une merveille d’invention tant dans sa structure que dans son aménagement intérieur. Pour les terrains de baseball on ne remarque d’abord rien, alors que tout est différent, les grillages de protection, les abris des joueurs, les toilettes alimentées par l’eau de pluie, les poubelles. Pour la caserne de pompiers, je me souviens seulement qu’elle n’a rien à voir, mais alors rien du tout avec celle de mon village.

Depuis 20 ans, Rural Studio a bâti des dizaines et des dizaines de maisons comme celle pour Frank « Biscuit » Harris, mais différentes chaque fois. Important ça : différente chaque fois. Et des dizaines de refuges d’animaux, de parcs, d’observatoires d’oiseaux, de casernes de pompier, de stations de traitement des eaux pour la communauté.

Alors, ma question du début, dans 100, 200 ans ? La laideur, la beauté, la décence et le respect que l’on doit à Frank « Biscuit » Harris ?

L’épouvante ? Pas sûr. Pas sûr. « Majesty and beauty of the world are latent in any iota of the world », il suffit de quelques jeunes gens admirables pour décider que latent, ce n’est pas assez.