Le mardi 19 février 2008


L’albatros
Pierre Foglia, La Presse

Cela arrive parfois au cinéma, plus souvent au théâtre : ils donnent le premier rôle au mauvais comédien, je ne dis pas mauvais au sens de nul, mauvais au sens d’erreur de casting, généralement irréparable. Les répétitions commencées, vogue la galère, personne n’ose aller dire au premier rôle : excuse-nous on s’est trompé, et la pièce, le film se casse la gueule et voilà...

C’est la mésaventure qui est en train d’arriver au Parti libéral. M. Dion est mauvais, pas au sens de nul, au sens qu’il marche à côté de ses souliers, au sens qu’il ne comprend pas que l’alignement des planètes qui l’a porté, contre toute prédiction (contre toute logique, contre tout bon sens) à la tête de son parti, n’arrive qu’une fois tous les dix mille ans. Lui, au contraire, est persuadé qu’il va gagner les élections comme il a gagné la course à la direction de son parti.

Pourtant, et c’est là que je voulais en venir, M. Dion est intelligent. Intelligence vient de intelligere, comprendre en latin. Pourquoi diable M. Dion ne comprend-il pas qu’il va se faire planter, qu’il ne passe pas la rampe, qu’il n’est pas du bois dont on fait un premier ministre, qu’il est une éminence grise de la matière du même nom. Si on était aux États-Unis, M. Dion serait un Francis Fukuyama, un Wolfowitz, un Richard Perle, un de ces penseurs influents de l’ombre, de l’ombre parce qu’ils n’ont rien à faire sur le terrain où l’intelligence est toujours suspecte.

J’ai toujours été fasciné par le peu d’instinct manifesté par les intellectuels. On dirait que par souci d’équilibre, pour ne pas tout donner aux mêmes, la nature s’est ingéniée à priver de flair et d’instinct les gens déjà très intelligents. Un peu comme si la nature s’était dit, bon O. K., je vous ai faits intelligents, mais maintenant je vais vous faire un peu cons. Un peu sur le modèle de l’albatros, ces vastes oiseaux, princes de l’azur, dont Baudelaire dit que leurs ailes de géants les empêchent de marcher.

Zéro instinct, les gens intelligents ? Pas zéro. Ils ont presque toujours cet instinct minimum de survie qui les fait s’accotiner à des gens qui en ont cent fois plus qu’eux. C’est pourquoi on voit souvent de ces couples dépareillés, de ces duos en apparence contre nature, formés d’un chat de ruelle et d’un intello, chacun donnant à l’autre ce que l’autre n’a pas (le chat de ruelle finissant presque toujours par rouler l’intello dans la farine).

Que l’on pense, en politique, au couple Dion-Chrétien. Au couple Bush (du premier mandat) et Richard Perle. Au couple Mitterrand-Attali. À notre aune québécoise, M. Dion aujourd’hui ferait efficacement la paire avec un Denis Coderre par exemple. Étant bien entendu que c’est M. Coderre qui deviendrait éventuellement le premier ministre. Parce que M. Dion ne le sera jamais.

Bref, tout cela pour vous dire, de deux choses l’une : la première, la plus probable, il n’y aura pas d’élections ce printemps.

La seconde, mettons qu’il y en ait quand même : on ne me verra pas à Calgary. C’est que mes boss m’ont déjà glissé qu’ils me verraient bien à Calgary, paraît-il l’endroit le plus hot au Canada.

Non monsieur. Il ne me reste plus tant de printemps pour en passer un d’humeur bitumineuse.

Je l’ai déjà écrit, je ne détesterais pas tant que cela être Canadien si le Canada s’arrêtait à Toronto. Terre-Neuve ? Yess. Halifax ? N’importe quand. Charlottetown ? Oui madame. Toronto ? Évidemment. Ottawa ? Mais oui Ottawa, j’ai toujours adoré Ottawa. Le Nouveau-Brunswick ? Si vous insistez beaucoup. Winnipeg ? Pour quoi y faire ? Vancouver ? Cette ville tellement surfaite ? Bof. Mais Calgary ! Mais l’Alberta ! Pourquoi pas Fort McMurray un coup parti ?

Un fait

Toujours bien distrayants les « top » quelque chose. Samedi notre cahier Arts publiait un top 50 des meilleurs disques québécois de l’histoire. Aux premiers rangs, Jaune, de Ferland, et les vieux Charlebois et Desjardins et Beau Dommage, et Leloup et Cohen, etc.

Bien sûr ces top 50 sont une invitation à les remanier selon sa propre inclination, une invitation à s’obstiner – ah ! non pas Diane Dufresne cette crécelle, ah ! non pas Harmonium, cette mélasse ! — reste qu’au-delà des obstinations justement, au-delà du j’aime, j’aime moins, j’aime pas, il est... comment dire ? Il est des faits patents. Des évidences qui, et ici je sens que je vais faire hurler, ne laissent pas le plus petit espace à la discussion.

On m’entendra mieux par un exemple sans doute idiot, mais limpide : je suis un fan du poète Patrice Desbiens que je pratique beaucoup plus que... Baudelaire, mettons. N’empêche que dans un top 50 de la poésie, Baudelaire se classerait bien avant Patrice Desbiens. Cela est patent, cela ne laisse pas le plus petit espace à la discussion.

Ça va ? O.K.

De la même façon. Dieu sait que j’ai écouté et réécouté Jaune, de Ferland, le disque qui arrive en tête de notre top 50. Dieu sait que j’ai aimé cette propre-rock planante que l’on faisait jouer tard la nuit quand on revenait accompagné du Prince-Arthur. Il est pourtant un fait patent et qui ne laisse pas le plus petit espace à la discussion : Jaune n’est pas du tout dans la même catégorie que Tu m’aimes-tu de Desjardins (et tant qu’à cela des Songs de Cohen, mais laissons Cohen).

Par son inspiration, par ses trouvailles d’écriture, Tu m’aimes-tu de Richard Desjardins est de loin, très très loin, le meilleur disque québécois de l’histoire, et peut-être même le meilleur disque de chansons françaises à avoir jamais été écrit.

Mais non ce n’est pas mon opinion. Je me tue à vous dire que c’est un fait.