Le samedi 23 février 2008


Sarah Polley
Pierre Foglia, La Presse

Vous savez qui est Sarah Polley? C'est une actrice. Vous la trouvez belle?
La plupart des gens ne la connaissent pas. Et ceux qui la connaissent la trouvent ordinaire.

Mercredi en allant faire des courses, ma fiancée a rapporté The Secret Life of Words en me disant, je n'ai aucune idée de ce que c'est.

Moi non plus, aucune idée. Je l'ai visionné sur mon laptop. Même quand c'est des images, je vais d'abord à la chose écrite et j'ai tout de suite capoté sur l'écriture, je ne parle même pas de l'écriture cinématographique mais de l'écriture-écriture, celle des dialogues entre un monsieur grand brûlé et temporairement aveugle (Tim Robbins) et son infirmière d'origine serbe (dans l'histoire), mais canadienne dans la vraie vie (Sarah Polley).

Ma fiancée l'a regardé le lendemain. On en parlait ce matin. Elle me faisait valoir que c'est un film brouillon, c'est vrai, difficile à suivre, pas faux, des longueurs, OK quelques-unes, j'acquiesçais à toutes ses réserves, pourtant j'ai vraiment adoré ce film. Pas elle. Je me demandais pourquoi et j'ai mis le doigt dessus:
Trouves-tu l'actrice belle?
Ordinaire, a dit ma fiancée. Toi? Tu la trouves belle?
Très belle. Et très ordinaire aussi. Mais justement, très belle en cela qu'elle est très ordinaire.

À partir de là on est tombé dans une conversation qu'on a eue 100 fois sur la beauté. On ne se dispute pas ni rien, ma fiancée patine sur un parquet bien ciré, tandis que je fais mine de m'enfarger, déconnant et déclamant: j'aime ta lèvre de corail et ta voix douce, ô toi ma rose d'Ispahan dans ta gaine de mousse.

C'est où Ispahan?
En Iran.
Comme ton ami Amir Khadir?
Change pas de conversation.

Mais on en change pareil parce que celle-là sur la beauté ne mène nulle part. Le rapport des gens à la beauté est tellement, tellement, mais tellement convenu. Et parfois complètement sauté, le truc le plus fou que j'ai entendu c'est, une fois, chez des gens, une dame chirurgienne qui racontait que souvent, entre deux opérations, elle ne pouvait s'empêcher de se remettre du rouge à lèvres.

Mais vous portez un masque non?
Oui je sais bien.

Je ne sais pas si vous avez parcouru, jeudi, notre cahier Actuel-Mode, dans lequel on parlait de nude attitude: la nudité du visage. Il s'agit de rehausser les traits, d'illuminer le teint comme si le maquillage n'existait pas. Notez bien: comme si! La nude attitude est l'art de se maquiller pour ne pas avoir l'air maquillée. Convenu, dites-vous! Ce qui est très flyé, par contre, c'est le résultat. Ah ça, pour être illuminées, elles le sont. Sur nos photos du moins. On dirait qu'on leur a vidé la tête comme à des citrouilles et qu'on a mis une bougie dedans.

Ça vient comment l'admiration, la répulsion? Mes petites-filles tannent leurs parents depuis quelques mois pour avoir un chien, en attendant de l'avoir elles en rêvent, en parlent, changent d'idée toutes les cinq minutes sur la taille, la race qu'elles préfèrent, aux dernières nouvelles elles souhaitaient un boxer, j'étais là quand quelqu'un leur a suggéré un Shar-pei, ces chiens avec trop de peau, elles sont aussitôt allées voir sur Google, et ont eu spontanément ce cri du coeur: wouache que c'est laid!

Moi, c'est ma mère. On était trop pauvres pour avoir un chien, mais j'aurais tellement voulu avoir une maman caniche, toute bouclée comme celle de mes amis. Mais j'avais une Shar-pei. Elle mordait en plus. Missieur li profisseur silicoute pas, tilitape, pivoila.

C'est en faisant le ménage dans ses affaires, quand elle est morte, que je suis tombé sur cette photo d'elle, toute jeune femme. Elle porte un pull en «V» qui lui allonge le cou, son visage étonnamment régulier n'est pas maquillé bien entendu, une barrette retient ses cheveux derrière l'oreille, la bouche pleine est celle d'une enfant boudeuse, ainsi ma mère avait donc déjà été belle?

Mon rapport à la beauté est passé aussi par Isabelle Adjani dans le film Adèle H... tout le monde pense qu'Adèle H est une histoire sur la fille de Victor Hugo. Pas du tout. C'est un film sur la beauté. Je vous résume: Adjani est amoureuse folle d'un lieutenant bellâtre. Elle est amoureuse de la beauté la plus molle, la plus sploutche, la plus militaire à moustache et favoris qu'on puisse imaginer. Alors qu'elle est allumée comme les filles de notre cahier Mode de jeudi, mais au lieu d'une bougie, c'est la passion et la folie qui l'allument. Ai-je dit un film sur la beauté? Plutôt un film sur le rapport si souvent débile que les femmes ont à la beauté.

Mais si, débile. Vous avez une ado à la maison? Quinze, 16 ans? Magnifique bien sûr. Mais que dit-elle quand elle se regarde dans le miroir: que je suis laide, mais que je suis donc laide. Et que vous a-t-elle dit la première fois qu'elle vous a parlé de son petit chum: il est assez beau, maman, tu vas voir. Et qu'avez-vous pensé quand vous l'avez vu: crisse qu'il a l'air moron!

Si je faisais un film sur la beauté, je le ferais en Afrique. En Afrique dans certaines tribus, quand une épidémie ou un grand malheur menaçait, on sacrifiait au diable, pour l'éloigner, la plus belle femme de la tribu.

Ça n'a jamais marché. Ja-mais. Le grand malheur s'abattait sur la tribu comme s'il n'y avait pas eu de sacrifice. Bien sûr, me direz-vous, puisque ce n'est là qu'une tribale superstition. Non, ce n'est pas pour ça que ça ne marchait pas. C'est parce que les hommes de la tribu ne sacrifiaient pas la plus belle, mais le pétard de la tribu. Sinon le pétard, le top modèle maquillée nude attitude, ou encore la douce rose d'Ispahan avec sa lèvre de corail. C'est pour ça que ça n'a jamais marché. Le diable est pas si con. On lui a promis la plus belle et c'est celle-là qu'il veut.

Dans mon film ça marcherait.

Sarah Polley serait la vedette de mon film et c'est elle qu'on donnerait au diable.