Le mardi 26 février 2008


La lettre
Pierre Foglia, La Presse

Il y a bien longtemps que je vous ai fait un courrier. Celui-ci, apaisant, ne fera état que d’une seule lettre. Si vous vous endormez avant la fin, dites-vous bien que cela porte d’autant moins à conséquence qu’il n’y a pas de fin.

C’est une lettre qui me vient de France avec son grand timbre à 1,30 euro représentant Sully Prud’homme dont on ne sait plus très bien s’il était poète, vétérinaire ou barbier, mais il était assurément républicain pour avoir donné son nom à tant d’écoles publiques en France. Sur le rabat, au recto, le nom de l’expéditrice : Mme Devron Martine, de Bougival. C’est la banlieue ouest de Paris, sur la rive gauche de la Seine. Un collant barre l’enveloppe de travers : prioritaire. Ciel ! Et moi qui cause, qui cause. Vite, ouvrons.

Cher monsieur, je viens vous solliciter pour une affaire hautement sacrée. Je vous serais très reconnaissante d’y prendre intérêt, en deux mots il s’agit de l’oratoire Saint-Joseph ainsi que de la vie du frère André.

Résumé de l’affaire : la dame, donc, qui vient à Montréal tous les trois mois – sa lettre ne dit pas pourquoi – avait assisté à une messe pour les malades à l’Oratoire. C’est là qu’elle est tombée sur une biographie du frère André, qu’elle en fut bouleversée, rapporta à Bougival une dizaine d’exemplaires de cette biographie qu’elle distribua dans ses « réunions de prière ». Elle donnera même une conférence pour faire connaître notre saint, « par Lui, ma foi s’est démultipliée », m’écrit-elle.

Au printemps l’an dernier, notre Française de plus en plus accro à l’Oratoire va faire un tour à la boutique où l’on vend des souvenirs et là, scandale : elle répertorie une trentaine d’objets religieux MADE IN CHINA, dont, se désole-t-elle « un portrait made in china du frère André, sculpté dans un bois ordinaire, aux couleurs hideuses, portrait qui le défigure complètement ».

Le frère André avait une hantise, précise ma correspondante : le communisme qui s’infiltre partout. C’est quand on le croit vaincu qu’il est le plus dangereux, prophétisait-il à l’époque. À quelques jours de sa fin, de son bras gagné par la paralysie, le saint frère dira : « Mon bras c’est un communiste, il m’en veut, me fait souffrir le méchant. »

Devant l’outrageant portrait de son héros « qui la fait souffrir, le méchant », madame Devron écrit sur-le-champ à l’actuel recteur de l’Oratoire, le père Claude Grou. Ignorez-vous donc, monsieur, que les Chinois veulent éradiquer les Tibétains, ce peuple très religieux ? Elle le somme de retirer tout de suite, là, à la seconde, le portrait chinois du frère André. « Je retourne jeudi inspecter votre kiosque », le prévient-elle, en manière d’ultimatum.

Elle recevra une courte note d’une certaine Louise Marcotte qui lui dit (en substance) : Hé, la Française, on se calme le pompon.

C’est ainsi que la Française, probablement guidée par la Providence, s’est tournée vers moi : Cher monsieur, je viens vous solliciter pour une affaire hautement sacrée.

Chère madame, je suis votre homme. Vous ne pouviez pas le savoir, bien sûr, mais votre héros est aussi le mien, il a en quelque sorte lancé ma carrière de journaliste. Laissez-moi vous raconter la chose.

En mars 1973, des malfaiteurs ont dérobé, à l’Oratoire Saint-Joseph, le bocal dans lequel était conservé le cœur du frère André (1). À l’époque, je venais d’arriver au journal La Presse et pour faire ma marque, pour payer mon tribut en quelque sorte, je me suis lancé dans une grande enquête pour retrouver le cœur en question. J’ai suivi des dizaines de pistes. Jour et nuit. C’est vite devenu une obsession. On me moquait : Pis, Foglia, le cœur ? Je me suis mis alors à prendre des substances psychédéliques parce que, m’avait-on dit, elles ouvrent des horizons, et font voir des choses. Effectivement, je vis des choses, je vis même le fameux cœur dans son bocal, un soir de juin que je couvrais le baseball au stade Jarry, j’eus cette hallucination : on venait de retrouver le sacré cœur au coussin du troisième but. Ce fut le titre dans nos pages sportives le lendemain : le cœur du frère André retrouvé au troisième coussin. Ma confusion était telle que mon compte rendu du match ne donnait même pas le score. Il me fait plaisir, madame, de réparer aujourd’hui cet oubli : les Expos s’étaient fait battre 7 à 2 par les Cardinaux de St. Louis avec le grand Bob Gibson au monticule.

Pour revenir aux Chinois, comptez sur moi, madame, pour les bouter hors de l’Oratoire. J’ai une idée : au lieu des Chinois, que diriez-vous des Tibétains ? Vous êtes passée au Tibet, me dites-vous, il n’a pas dû vous échapper que les Tibétains ne savaient pas trop quoi faire entre deux prières (chez nous on appelle cela se pogner le cul), on pourrait peut-être leur faire gosser des portraits du frère André à la main, qu’en pensez-vous ?

(1) Volé le 16 mars 1973 par des individus qui en demandèrent 50 000 $ de rançon, le cœur du frère André fut finalement rendu (gracieusement, nous dit-on) le 21 décembre 1974 à la suite de tractations menées par un jeune avocat – Frank Shoofey – qui devait devenir célèbre, mais pour de tout autres raisons. Le bocal n’est plus visible, mais une plaque signale sa présence sur le mur où on l’a scellé.