Le samedi 29 mars 2008


Ce jour-là, Shawinigan attendait une bonne nouvelle
Pierre Foglia, La Presse

Ce 29 novembre, Shawinigan attendait une bonne nouvelle. Sont plutôt rares, les bonnes nouvelles à Shawinigan depuis 30 ans, mais bon, depuis quelque temps, la vaillante petite ville de 60 000 habitants fait de gros efforts pour sortir de sa morosité économique, notamment en s’inventant une vocation récréotouristique.

Justement, ce 29 novembre, Shawinigan allait se voir accorder l’organisation des Jeux du Québec de 2010, enfin c’était presque sûr, il restait à Sports-Québec d’en faire l’annonce en soirée.

Au lieu de la bonne nouvelle attendue, Shawi en a eu une très, très, très mauvaise qui n’avait rien à voir. Vers la fin de l’après-midi, la société papetière AbitibiBowater a annoncé la fermeture définitive de la papeterie Belgo en mars 2008.

La Belgo a fermé tel qu’annoncé le jeudi avant Pâques. Au total, 550 emplois perdus. Les meilleurs emplois de la ville.

Au fait, Shawinigan n’a pas eu les Jeux non plus, une petite claque qu’elle n’a même pas sentie, comme un patient à qui le médecin vient d’annoncer qu’il lui reste quatre mois à vivre et ajoute par pure malveillance;: ah oui, je pense que vous avez un peu la grippe aussi.

Entre les Shawiniganais et la Belgo, ce n’était pas qu’une histoire d’usine, c’était beaucoup une histoire de famille.

Connaissez-vous quelqu’un qui travaille ou qui a travaillé à la Belgo?
On me regardait comme si je tombais de la lune. Comment ça, si on connaît quelqu’un? Mon père a travaillé 40 ans à la Belgo. Mon grand-père. Mes oncles. Mes frères. J’ai fini par prendre les devants: je suppose que vous aussi, votre père a travaillé 40 ans à la Belgo??
Vous le saviez??
Je m’en doutais.

Ben c’est ça. Ma vie d’enfant et d’ado a tourné autour de la Belgo même si je n’y ai jamais travaillé. Une bonne vie, à vrai dire. On était loin d’être pauvres, je suis allé à l’université grâce à la Belgo.

Une histoire qui commence il y a 108 ans, en 1900, quand des industriels belges attirés par les tarifs avantageux de la Shawinigan Power mettent en chantier une papeterie dans l’étroite dépression entre la rivière Saint-Maurice et une colline escarpée qui deviendra le quartier Belgoville. (L’ex-premier ministre Jean Chrétien y a été élevé. Lui aussi, son père – Wellie – a travaillé à la Belgo, 40 ans je ne pourrais pas dire, mais il y était contremaître).

En 108 ans, la papeterie a été vendue et revendue quelques fois, la dernière fois en juillet l’an dernier alors que l’entreprise américaine Bowater a pris le contrôle d’Abitibi-Consolidated. Pourquoi la Bowater a-t-elle fermé la Belgo trois mois à peine après l’avoir acquise??

Quelques raisons relevées dans les pages économiques des quotidiens?: parce que c’était une vieille usine avec des vieilles machines peu performantes. Parce que la baisse régulière du tirage des journaux du monde entier a sensiblement fait baisser la demande en papier journal et, du même coup, fait baisser le prix de la tonne de papier. Parce que les droits de coupe de plus en plus limités posent des problèmes d’approvisionnement. Parce que les salaires payés dans l’industrie papetière?sont élevés?: autour de 30?$ l’heure à la Belgo. La Bowater a fermé la Belgo mais ramassé son carnet de commandes évidemment, cela s’écrit ainsi?: ra-tio-na-li-sa-tion.

Mais la communauté, elle??

Qu’a mange d’la... S’cusez. Je voulais dire que la communauté ne compte pour rien dans les décisions des très grandes entreprises. D’ailleurs elle-même, la communauté, n’a rien remis en question, ni la manière dont cette fermeture lui a été assenée, ni l’idéologie de fond. Elle est tout de suite entrée dans l’anecdote et la nostalgie.

J’attends Pierre Lachaume dans le petit parking qui domine l’usine. La Belgo est juste en bas du talus. Le silo où étaient stockés les copeaux, des passerelles, quelques cheminées d’où il ne sort plus rien. Les bâtiments ne laissent pas une si grande impression, pas l’énorme machin industriel que j’attendais...

C’est juste ça??

C’est vrai que sans la boucane et le bruit... concède Pierre Lachaume. C’est la boucane et le bruit qui donnaient vie au monstre.

De là sortait le papier du New York Times, du Miami Herald, de La Presse, du Chicago Tribune, du Boston Globe, même de quelques journaux japonais, mais aussi le papier moins noble des circulaires de Canadian Tire. Pierre, la cinquantaine, a travaillé à la Belgo 28 ans. Fils et petit-fils de papetiers de la Belgo. Qu’allez-vous faire maintenant??

Je ne sais pas. Me recycler dans la santé peut-être. Cinquante ans, c’est le pire des âges, un peu vieux, mais trop jeune de trois ans pour la retraite. Inquiet?? Pas encore. On va continuer à recevoir notre salaire jusqu’à la fin de l’année. Une semaine et demie d’indemnité de licenciement par année d’ancienneté. Après, il y aura le chômage, on n’est pas mal pris tout de suite.

Une angoisse encore diffuse. Le plus dur, c’est ce fonds de retraite qui va arriver d’un coup sous forme de somme globale. Rien à voir avec la sécurité que devaient apporter les versements mensuels jusqu’à la fin de la vie. Plus d’assurance collective. Plus d’assurance pour les soins dentaires. Tout est à revoir. Les vacances de cette année, les rénos prévues... Pierre et sa femme sont allés à une séance d’information d’une entreprise de Nouvelle-Calédonie qui embauche pour les mines de nickel. La Nouvelle-Calédonie, je vous demande un peu...

Réal Lachaume, le père de Pierre. Quatre-vingt-un ans, un grand diable tout d’une pièce. Il déplie précautionneusement une feuille de papier qu’il vient de sortir d’une boîte en fer qui ferme à clé. Sa feuille de paie du 17 novembre 1948 : $1,06 l’heure.

«C’était une job beaucoup plus dure en ce temps-là, mais déjà bien payée. Pensez que les travailleurs du textile gagnaient 20 cents l’heure. Je faisais cinq fois leur salaire. J’ai fait une sacrée belle vie avec la Belgo, monsieur. Quarante-trois ans, on appelle ça une vie, non?? Je n’en regrette pas une seule journée. J’ai élevé mes trois enfants avec la Belgo, acheté le bloc appartement où je vis maintenant...?»

La Belgo attend d’être démantelée, certain avancent qu’elle sera rasée, mais peut-être qu’elle va tout simplement rouiller là, dernier grand navire échoué dans le courant de la désindustrialisation qui a tant meurtri Shawinigan. Ai-je dit dernier?? Dans quelques semaines, l’AbitibiBowater annoncera le sort qu’elle réserve à la Laurentide, l’autre grande papeterie de Shawinigan, 500 ouvriers aussi.

Mais je m’en voudrais de ne pas terminer sur une note plus joyeuse?: au lendemain de la fermeture de la Belgo, le marché a extrêmement bien réagi, faisant grimper l’action de la compagnie de 1,75?$.

Fuck l’humanité, sauvons le marché.

Le bonheur de travailler

C’était à la brasserie Rosaire, rue Lambert, taverne plus que brasserie avec ses grandes tables où l’on peut s’asseoir à 20. Il y avait là une centaine d’hommes qui buvaient de la bière, des grosses. Des ouvriers. Des papetiers de la Belgo venus pour un dernier adieu, une dernière accolade, une dernière blague. Salut l’ami.

Ces hommes-là auraient dû être en colère. Ils ne l’étaient pas. Pas joyeux non plus. Sereins. Sérénité?: état d’une personne dont le calme provient d’une paix morale que ne trouble aucun regret, aucun déshonneur. C’était la veille de la fermeture définitive de leur usine. Leur dernier jour d’une job à 60 000?$ par année. Depuis un mois, ils ne faisaient plus que du ménage et même depuis une semaine, ils ne faisaient plus rien du tout. Ils jouaient aux cartes.

Par quelle alchimie le plomb de leur colère est-il devenu sérénité?? On leur a pourtant donné toutes les raisons de foutre le bordel.

L’annonce elle-même, raconte Jacques, même s’il n’y a pas de bonne manière d’annoncer la fin du monde – l’annonce elle-même a été faite sans aucune forme, on s’est sentis flushés. Considérez qu’on venait de faire des concessions majeures sur les vacances et les salaires. Considérez encore que lors de la vente de l’usine trois mois plus tôt, nos patrons s’étaient payé des primes de plusieurs millions. Ajoutez que dans les jours qui ont suivi l’annonce de la fermeture, les actions de la compagnie Bowater ont monté en flèche, on s’est sentis flushés et vampirisés. Ajoutez l’impuissance du milieu, illustrée par l’habituel défilé des politiciens impuissants et bavards.

N’importe où ailleurs, c’eût été assez pour foutre le feu.

À la Belgo rien. Pas le moindre incident.

Plus incroyable?: dans les deux mois et demi qui se sont écoulés entre l’annonce de la fermeture et l’arrêt définitif de la production, les gars de la Belgo ont battu trois records de production.

Durant ces deux mois et demi de lente agonie, les gars de la Belgo ont fait leur job avec cœur comme ils l’avaient toujours faite, comme leur père et leur grand-père avant eux l’avaient toujours faite, mais eux, les derniers, parce qu’ils se savaient les derniers, se sont fait un honneur d’en rajouter un peu.

Ces trois records de production, alors que tout le monde aurait trouvé normal qu’ils se pognent le cul, ces trois records, les ouvriers de la Belgo n’en sont pas peu fiers. Ç’a été leur manière de saluer. Comme l’artiste qui revient avec son meilleur numéro pour un dernier rappel.

Nous allons vivre des moments difficiles, nos familles aussi, puis nous aurons d’autres jobs et peut-être d’autres mauvaises nouvelles, mais personne ne nous enlèvera cette fierté-là, c’est ce que disaient les hommes de la Belgo, cet après-midi-là, à la taverne Rosaire, rue Lambert, à Shawinigan.

Ces ouvriers qui venaient de perdre leur travail parlaient du bonheur de travailler. Entendez-moi bien?: pas du bonheur de gagner 60 000?$ par année, même si ça aide grandement à aimer sa job. Pas du bonheur d’avoir une job qui, si souvent, n’est que du non-malheur. Non, non. Du bonheur de travailler.

Ce bonheur si rare. Ce bonheur de boulanger qui fait son pain. C’est bien la dernière chose que je m’attendais à trouver chez des papetiers. Je les imaginais plutôt abrutis de chaleur et de bruit aux commandes de monstres d’acier de cinq étages...

C’est drôle que tu parles du boulanger, m’a dit Denis, nous aussi les papetiers nous travaillons la pâte, nous aussi il fait chaud comme dans un four, mais nous aussi notre pain sort à l’autre bout, ce n’est pas du pain, c’est une feuille de papier. Le bonheur de travailler vient peut-être plus facilement à ceux qui peuvent prendre leur travail dans leurs mains, comme toi ton journal, le boulanger son pain. Tu remarqueras, les gens qui se font chier à la job sont souvent des gens qui ne voient pas le résultat de ce qu’ils font, qui ne savent pas où leur travail s’en va.

Michel était cadre à la Belgo. Entre autres responsabilités, celle de l’embauche des jeunes. On n’a engagé personne pendant 15 ans, c’était un peu déprimant, tous ces cheveux blancs, mais depuis trois ou quatre ans, on est allés chercher des jeunes avec des techniques ou avec un DEC du cégep de Trois-Rivières. Ces deux-là, tiens. Il pointe Alain et Yan. Alain a d’abord été refusé par les ressources humaines parce qu’il avait eu un cancer, le même que celui de Mario Lemieux. Moi je le voulais, j’ai mis mon poing sur la table?: Mario Lemieux s’en est sorti.

Vous les choisissiez comment??

Au look. Au feeling. En me demandant?: vont-ils aimer ça?? Me suis pas trompé avec ces deux-là, c’est sûr. Hein les gars, vous avez aimé ça??

On a adoré chaque minute qu’on a passée à la Belgo, répond Yan.

Moi, bêtement?: mais tout ça pour rien, finalement?!

Dis pas ça?! a sursauté Michel. Dis pas ça?! Le ton était presque menaçant. Les deux ou trois ans qu’ils ont passés à la Belgo, c’est pas pour rien. Même s’ils ne doivent plus jamais refaire cette job de papetier. Demande-leur ce qu’ils ont appris.

Qu’avez-vous appris, les gars??

Alain, celui qui a eu le cancer?: c’est pas quelque chose que j’ai appris, c’est quelque chose que j’ai vécu?: le plaisir de travailler.

Vous aimiez votre job à ce point-là??

Ça se raconte pas.

IIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII

Trois autres jeunes, Jonathan, Mathieu de Donnacona, et le Crevette (de Matane), tous dans la vingtaine, travaillaient sur la machine 6, la plus difficile à mener.

La 6, la fierté de Jonathan?: on faisait du papier que les autres papetières ne voulaient pas faire, trop compliqué. Même à la Belgo, personne ne voulait travailler sur la 6. C’est plate, juste comme on commençait à bien la maîtriser, ils ferment l’usine.

Qu’allez-vous faire??

On va retourner à l’école.

Gilles aussi, 57 ans, travaillait sur la 6 avec les petits jeunes?: quand ils ont annoncé la nouvelle, le 29 novembre, on commençait notre shift de minuit à 8?h. Blêmes qu’on était. On n’a pas dit un mot de la nuit.

Il ne vous est pas venu à l’esprit de foutre le bordel??

La Belgo, c’était notre chez nous. On ne fout pas le bordel dans sa propre maison. On a fait tout le contraire. Dans les jours qui ont suivi, on s’est appliqués à mener la 6 mieux qu’on ne l’avait jamais fait. On n’a jamais formé une si bonne équipe, hein les jeunes?? On a battu des records.

Vous avez battu des records pour remercier le boss de vous avoir mis dehors??

Vous ne comprenez rien. Ce n’était pas pour les boss. C’était pour nous.

Vous avez pleuré??

Pas une fois. Mais là je pleure. Une larme a roulé sur sa joue, aussi singulière sur ce rude visage qu’une larme sur un caillou.

Gus et Pierre travaillaient sur la même machine depuis 15 ans. Des habitudes, des silences. Ne se fréquentaient pas en dehors de la job, mais à la job, un vieux couple. À propos de couple, Gus parle de réajuster celui qu’il forme avec sa femme...

Réajuster??

Ben oui. Prends mon rituel du matin. Ça fait 30 ans que je me lève à 5?h?15 le matin. Que je suis tout seul dans la cuisine. Que je lis Le Nouvelliste en prenant mon café. Je n’ai plus d’affaire à me lever si tôt, bien entendu. À 7h30 c’est bien assez. Ma femme est déjà dans la cuisine, elle a fait le café et... et elle lit le journal, mon journal. Je m’assois et j’attends.

Vous attendez quoi??

Mon journal. Ça m’énerve.

Restait un autre gros morceau à avaler, à recracher plutôt?: la gang. Ce n’était pas juste la fin de la Belgo. C’était aussi l’adieu à la gang. Déjà quelques-uns se levaient, bon ben salut les gars. Se prenaient par les épaules, maladroits. Grimaçaient, mais ne pleuraient pas. Savez comment sont les hommes. Enfilent leur coat et sortent comme si de rien n’était. Comme si leur femme venait de leur demander d’aller chercher du lait. Comme si la vie continuait.

D’ailleurs, elle continue.