Le mardi 1er avril 2008


L'univers, tu dis?
Pierre Foglia, La Presse

Tous les ans, depuis 20 ans, le dernier samedi du mois de mars, au même endroit -à la polyvalente La Montée (ex-école Le Ber), à Sherbrooke- se tient la Classique Haltérophile. C'est là que Maryse Turcotte a fait ses débuts en compétition il y a 15 ans. C'est là aussi qu'elle a presque fait ses adieux samedi dernier. C'est maintenant sûr à 98%: Maryse n'ira pas à Pékin, mais je ne vous parlerai pas de Maryse aujourd'hui, je vous raconte ici l'histoire d'un jeune homme qui, lui non plus, n'ira pas à Pékin.

Une histoire d'accident, assez banale finalement. Pourtant je n'arrête pas d'y penser depuis samedi. Obsédante? Peut-être pas à ce point-là, mais têtue.

Le jeune homme s'appelle Jean-Philippe Maranda, il a 21 ans. Il y a exactement un an, le 31 mars 2007 en quittant Sherbrooke après cette même Classique Haltérophile, il a eu un accident sur l'autoroute des Cantons-de-l'Est. Sa voiture a fait plusieurs tonneaux. Un mois et demi à l'hôpital. Il en est sorti en chaise roulante.

Tu penses remarcher un jour?

Ce n'est pas parti pour.

Je ne l'avais même pas remarqué. Je ne sais plus de quoi on parlait, de la vie sûrement, de l'hiver évidemment, on venait de me demander: comment tu vas. J'ai dû répondre comme un vieux, j'ai dû parler d'un bobo ici, d'une fatigue là, et c'est alors que je ne sais pas qui, le chum de Maryse peut-être bien, m'a dit: tu vois le garçon en chaise roulante là-bas, celui qui parle avec Maryse? Il y a un an c'était le meilleur haltérophile au Canada. S'en allait tout droit à Pékin.

Venu à l'haltérophilie par hasard, comme cela arrive souvent dans ce sport. Jean-Philippe jouait au football comme son frère Éric (secondeur et capitaine du Rouge et Or). Il a découvert l'haltérophilie en allant se faire des muscles pour jouer au football, même si ça n'a rien à voir, je veux dire la muscu et l'haltérophilie, ça n'a rien à voir.

Il y a un an exactement, après la classique de Sherbrooke, au lieu de retourner à Saint-Georges de Beauce où il vit, Jean-Philippe est parti pour Montréal où il devait recevoir, le lundi, une bourse de la Fondation de l'athlète d'excellence du Québec.

Il roulait sur la 10 au volant de la Dodge Caravan de sa mère. Il arrivait dans le bout de Saint-Jean. À 110-115 km/h comme tout le monde. Ceinture bouclée. Pas une goutte d'alcool évidemment. Il écoutait de la musique avec ce bidule à ondes courtes -iTrip- qui permet d'écouter les tounes de son iPod à la radio du véhicule. Il écoutait Beethoven. Un peu tanné de Beethoven, il s'est penché pour ramasser son iPod tombé sur le plancher de la Dodge.

Salut, bonsoir. La voiture a quitté la route, quand il a essayé de redresser elle a versé. Quelques tonneaux. La ceinture défectueuse ou mal clippée s'est déclippée. Le sac gonflable n'est pas sorti. Transporté à l'hôpital Charles-LeMoyne. Redirigé aussitôt vers Sacré-Coeur où il restera un mois et demi. La moelle épinière a été touchée. Il avait 20 ans; 21 aujourd'hui.

Tu penses remarcher un jour?

Ce n'est pas parti pour.

Mais il joue au volley dans sa chaise roulante. Il a fait du ski de fond tout l'hiver sur un traîneau spécial. Il entraîne de jeunes haltérophiles du club de Saint-Georges. Il termine son cégep. Hésite entre le droit et l'administration.

Je n'arrête pas de penser à ce garçon depuis samedi.

Une amie me dit tout le temps: Foglia pour être bien dans la vie, il faut être bien avec soi, bien avec les autres, bien avec l'univers. Avec moi, ça va, chérie. Les autres, des fois, j'y arrive. Mais l'univers, alors là...

Je n'arrête pas de penser à ce garçon depuis samedi. À mes bobos ici. À ma fatigue là. À l'hiver qui n'en finit pas. Aux gens que j'ayis, pourquoi il ne leur arrive jamais rien, ces salopards?

Je pense à Beethoven aussi.

Je n'arrête pas de penser à ce garçon. À cette de joie de tout l'être, à cette joie qui exulte quand on a 20 ans et qu'on épaule 183 livres avant de les lever dans les airs avec l'impression de porter le monde à bout de bras.

Je n'arrête pas d'écouter ce CD italien qui vient tout juste de sortir et qui revisite Ferré, Col tempo sai, col tempo tutto se ne va, je n'arrête pas de penser à ce garçon et puis je n'y penserai plus.

L'univers, tu dis, chérie? Je ne sais même pas de quoi tu parles.