Le samedi 12 avril 2008


La morale sociale
Pierre Foglia, La Presse

Au huitième étage, ils font les pantalons. Au neuvième, les vestons. Au septième, la coupe. On n’imaginait pas ça si grand. Trois terrains de football superposés. En pleine ville, dans la Petite Patrie, coin Rosemont et Saint-Denis. 540 personnes travaillent là.

Vont perdre leur job en juillet.

La Golden Brand est une usine de textile montréalaise qui fabrique les habits pour hommes vendus dans les magasins Moores. En 1998 la Golden Brand et les 116 magasins Moores à travers le Canada sont devenus la propriété de la compagnie américaine The Men’s Wearhouse, qui elle est propriétaire de 1300 magasins d’habits pour hommes à travers les États-Unis.

En 2007 la Men’s Wearhouse a fait 150 millions de profits. Je ne vous précise pas ça pour vous dire ah les salauds de capitalistes, mais parce que Mariette St-Pierre ne comprend pas.

Pourquoi fermer une usine qui marche, se demande-t-elle ? Qui fait des profits ? Qui fait vivre des gens ? On ne gagne pas beaucoup – 10 $ de l’heure en moyenne – mais on a l’assurance maladie à 100 % et dentaire, j’ai élevé mes enfants avec mon petit salaire...

Mariette est la responsable syndicale du 8e étage, celui des pantalons. Quand le coordinateur de la FTQ s’est pointé, elle est allée se présenter : Bonjour je suis Mariette St-Pierre, je fais des habits pour homme, j’apprécierais beaucoup que vous portiez un habit plutôt que des jeans, et de préférence un habit qu’on fabrique ici.

Ce genre de femme là. Un contremaître se met à jouer des bras ? Sans bouger de sa place, Mariette met sa casquette à l’envers, aussitôt 30 filles ont en envie de pisser en même temps et font la queue à la porte des toilettes. Pas bon pour la production. Mais le contraire aussi : des ennuis techniques ont retardé la production, la direction demande un effort, Mariette claque des doigts et hop, tout le monde la pédale au fond.

Peu de Québécoises. Portugaises, Italiennes, Asiatiques, Marocaines, Algériennes, Haïtiennes, plus de 50 nationalités différentes. Les hommes minoritaires. Dix, 15, 20 ans de service. Beaucoup de couples. Des familles. José Duarte est arrivé du Portugal à 17 ans. Il est entré à la Golden Brand où sa tante travaillait. Sa mère et sa sœur y travaillent toujours. Aujourd’hui José a 38 ans, une fille de 11 ans, il vient de s’acheter une maison, ben non pas à Montréal, pas avec un salaire net de 340 $ par semaine. À Mascouche, 123 000 $...

Et je vais payer mes traites comment ?

Et je vais me trouver une autre job dans quoi ? Ça fait 20 ans que je fais des vestons d’habit, je ne sais rien faire d’autre que des vestons d’habit.

Jao Mannel aussi est Portugais. Il était là avant la Golden Brand; c’était la Champlain quand il a commencé, il y a 33 ans.

Pippo est Italien. Il dit qu’il va aller proposer ses services à ben Laden.

Mme Truong Tuyet Mai pose des boutons depuis 18 ans.

Mme Chen Ching Hua repasse les manches.

Rosalia coud 2000 poches par jour, elle a deux garçons, un à l’ETS, l’autre à Concordia.

Toutes attendent un miracle. Attendent une intervention du gouvernement. Les pauvres. Je ne me souviens pas d’une usine qui allait fermer et que l’État aurait empêché de fermer.

Au fait, est-ce vraiment la faute des Chinois ?

150 millions de profits, peut-être que par rapport à la grandeur de l’entremise, c’est rien du tout. Peut-être que dans les milieux financiers on disait : Regard’moi donc c’te gang de tatas qui pourraient faire 800 millions de profit au lieu de 150 en faisant venir leurs habits de Chine plutôt que les fabriquer ici.

C’est ce qu’ils vont faire. Moores ne vend plus de costumes fabriqués à la Golden Brand. Moores vend des costumes chinois, pakistanais, indiens.

Alors, la faute des Chinois ? La faute des Américains de la Men’s Wearhouse ? La faute du gouvernement canadien qui veut pas se prévaloir des clauses dérogatoires prévues dans les accords de commerce internationaux ?

Au neuvième étage, l’étage des vestons, devant leur machine à coudre ou leur robot de couture ou leur banc de repassage, les ouvrières ne savaient pas la faute à qui. Elles pensaient que moi, peut-être, je saurais. Non mesdames.

Tout ce que je sais, c’est que la fermeture de votre usine va dans le sens de l’économie, des affaires, du marché, de la logique du temps. Personne ne se demande comment arrêter un ouragan. Comment empêcher un tremblement de terre. Je vous parie que je vais recevoir des courriels pour me dire d’arrêter de m’énerver. Qu’en réalité il se crée plus de jobs qu’ils ne s’en perd (c’est faux pour les jobs de qualité, mais ils vont me le dire pareil), qu’en réalité tout va, non pas pour le mieux, mais quand même de mieux en mieux dans le moins pire des mondes possibles, et blablabla.

Ce qu’il y a derrière ce discours ?

Rien justement. Zéro morale sociale. On vit dans une société hyper morale. Morale et sécurité nous sortent par les oreilles, attache ta ceinture, mets ton casque, mange pas ça, pas plus de quatre pouces entre les barreaux de ta rampe d’escalier pour pas que bébé se prenne la tête dedans, mais 540 employés qui perdent leur job en même temps ? Rien. Zéro. Nada.

Vous connaissez sans doute André Comte-Sponville, ce philosophe que les Français s’administrent comme une purge. Il résume exactement, a contrario, ce que j’entends pas zéro morale sociale : Si l’éthique était source de profit ce serait formidable, dit-il, les bons sentiments suffiraient. Autrement dit, faites-nous pas chier, le capitalisme n’est pas moral et n’a pas à l’être. C’est comme ça, c’est tout.

Je termine par une parenthèse qui n’a rien à voir, juste vous dire attention, ne confondez morale sociale et éthique globale. Ça, de l’éthique globale, c’est pas ce qui manque, y’en a plein partout ces jours-ci, en particulier sur le passage de la flamme olympique. L’éthique globale, c’est cette capacité à se mobiliser pour des causes lointaines, à épouser des religions lointaines. En fait je soupçonne que l’éthique globale, comme les habits pour hommes, comme les jouets et les toasters est désormais manufacturée en Asie.