Le jeudi 24 avril 2008


Trois livres, disons deux et demi
Pierre Foglia, La Presse

Le plus embêtant avec la critique, ce n’est pas qu’elle fasse mal, c’est qu’elle paralyse. Quelqu’un écrit quelque part que Foglia est un ci et un ça. Il n’y a pas de réplique possible. Quoi que tu répondes, tu auras de toute façon l’air de dire : ben toi aussi d’abord!

Ce qu’on sait moins, c’est que la louange a exactement le même effet. Quelqu’un écrit quelque part que Foglia oh là là Foglia ! Et te voilà ligoté. Prenez par exemple Dany Laferrière qui a écrit sur moi des choses si gentilles qu’en les lisant, j’avais l’impression d’être mort. C’est d’ailleurs comme ça que commençait son éloge : faut pas attendre qu’il soit mort.

Et il m’a embaumé vivant, ce con. Comment voulez-vous, maintenant, que je parle de son dernier roman ?

Je dis que c’est nul et je passe pour un chien sale.

Je dis que c’est bon : on sait bien, je lui renvoie l’ascenseur.

Je dis que c’est moyen : j’essaie d’être fin malgré tout.

Ben, je dirai rien d’abord. Arrangez-vous.

Quand même un petit quelque chose pour vous mettre sur la piste. À propos du titre Je suis un écrivain japonais, page 115, le héros du roman, excédé par les questions de l’attaché culturel du consulat du Japon explique : Je suis pas un écrivain japonais. J’écris un livre dont le titre est Je suis un écrivain japonais, cela ne fait pas de moi un écrivain japonais.

Reste qu’on ne m’enlèvera pas de l’idée que le titre de ce roman aurait dû être : Je suis un écrivain qui se regarde écrire un livre dont le titre est : Je suis un écrivain qui se regarde écrire un livre.

Dany Laferrière a écrit ici un amusant mode d’emploi de la fiction (et de la métafiction : la fiction sur la fiction).

Pour ce qui est du livre, je crois qu’il reste à écrire.

INTELLIGENCE PURE — Philippe Sollers est l’intellectuel le plus haï de France. Le plus insulté. Le plus intelligent. CQFD : le plus haï et le plus insulté parce que le plus intelligent.

Titre de son dernier livre sorti à l’automne chez Plon : Un vrai roman. Qui n’est pas un roman. Des mémoires, mais pas au sens où d’autres racontent leur vie. Sollers ne raconte pas sa vie mais ses combats à chaque étape de sa vie, toujours le même combat en fait, contre le même ennemi : la sottise.

Je ne vous invite pas à lire Sollers, vous me le reprocheriez. Juste signaler qu’il se tient debout à côté de Gide le pédophile, de Flaubert le misanthrope, de Marx le massacreur, de Nietzsche la brute, du libidinal Freud, de Sartre qui a béni les goulags, du Voltaire dénigreur de la Bible et du Coran, d’Aragon le pédé dans le placard, de Faulkner le négrier, de Céline l’antisémite, de Sade, de Lautréamont l’illisible, de Joyce plus illisible encore, de Jarry le cynique, de Swift l’anarchiste, de Chateaubriand le vicomte d’outre-tombe, de Roussel le cinglé. Sollers se tient à leurs côtés contre l’Inquisition.

Quand Sollers est un peu moins intelligent que d’habitude, dans ce livre-là par exemple, c’est parce qu’il le fait exprès, c’est parce qu’il faut bien vivre en société, qu’il faut bien être lu et pour cela ne pas écrire trop compliqué. Je ne vous invite pas à lire Sollers, mais si vous ne deviez lire qu’un livre de Sollers dans votre vie, alors celui-là : il a fait un effort exprès pour vous.

L’INTIMITÉ — Annie Ernaux écrit des récits autobiographiques. Je les ai tous lus. Tous m’ont jeté sur le cul. La place, Une femme, La honte, L’occupation, Journal du dehors, La vie extérieure. Autant de coups de poing dans le ventre, Annie Ernaux vise le mou du ventre, pas le cerveau, pas le cœur, le mou du ventre. Ah bon ! C’est ça écrire !

Pour bien expliquer, Annie Ernaux est l’exact contraire de Marguerite Duras qui raconte aussi sa vie mais en la « fictionnant ». À l’inverse, Ernaux travaille son écriture au couteau pour en enlever toute fiction, comme on enlève les yeux quand on épluche des patates. Il en reste un texte dur, presque violent, creusé de petits cratères.

C’est ce même couteau à la main qu’elle raconte la France des 60 dernières années dans son dernier livre au titre d’une sécheresse toute ernaudienne : Les années.

La France politique de de Gaulle, puis de Mitterrand, la France des guerres coloniales, Indochine, Algérie, mais aussi la France intime qui sauce son assiette, le repas dominical interminable – quand on changeait les assiettes pour le dessert, c’était presque le milieu de l’après-midi. La France profonde du début des années 70 si prompte à s’indigner, cette scène des Valseuses où Patrick Dewaere suçait le sein d’une mère à la place de son nourrisson qui avait fait si grand scandale...

Une chatte noire et blanche sur une photo, beaucoup de photos – racontées évidemment, pas montrées – les photos font passer les années, d’un gros bébé à la lippe boudeuse à celle d’une femme d’un certain âge aux cheveux blond-roux de 66 ans quand le livre se termine.

Toutes les images disparaîtront, c’est la première ligne. Sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais, c’est la dernière et le but de ce livre magnifique. Entre les deux, un écrit intime, pas l’intimité de l’auteur, celle d’une époque. Une intimité universelle si cela se peut. Annie Ernaux atteint ici le sommet de son art qui est de ne dire d’elle que ce qui renvoie à la vie, à l’expérience personnelle des lecteurs.

J’ai déjà lu des livres que j’aurais pu écrire, généralement mauvais. D’autres que j’aurais voulu écrire. Lisant Les années, j’avais le sentiment de lire mon propre journal intime.